Je me souviens de cette interaction comme si elle avait eu lieu hier. De sa suzuki vieille de 14 ans, elle me raconte une histoire de bravoure comme on en entend rarement et me donne une leçon de vie précieuse.
J’avais enfin prêté attention aux regards ahuris, aux cris d’admiration des passants dirigés vers ma mère et ses cheveux en pagaille à cause du vent sur la moto. Je ne comprenais pas pourquoi et d’autant plus que je venais de réaliser que ces réactions avaient toujours été présentes à chaque sortie sur sa moto. Je lui ai donc posé la question dès notre arrivée à la maison « pourquoi tant de gens te scrutent et t’admirent quand tu roules sur ta moto ? « . Sa réponse m’a fait voyager à une époque non loin de la mienne mais pourtant inconnue. A ce jour, cette réponse constitue l’une des plus grandes leçons de vie que j’ai eues.
Avant de me répondre, Maman sourit : “oh cher fils, tu sais ces réactions n’ont pas toujours été positives. Avant ce n’étaient que moqueries et indignations.” Voyant qu’elle me laissait sur ma soif, elle m’invita à m’asseoir pour parler.
Elle reprît donc. “Apprendre à conduire une moto n’a jamais été un rêve. Lors d’une distribution de motos pour faciliter notre travail, l’envoyé du donateur s’est exclamé ‘ Mais vous êtes une femme ! Dans ce cas, vous ne recevrez pas de moto, vous trouverez bien un collègue qui vous conduira où vous voudrez vous rendre.’Offensée qu’on ne m’ait pas donné de chance pour savoir si oui ou non je savais conduire la moto, je répondis qu’il ne serait pas nécessaire qu’on me conduise étant donné que j’allais apprendre à conduire la moto. Suite à quoi on me la laissa non sans un air réprobateur.
J’ai réussi avec beaucoup de mal à trouver qui voudrait bien m’apprendre à la conduire. C’est une petite ville. Tout le monde était au courant de la prétentieuse femme qui voulait manier une moto. C’est donc aux regards d’une foule de gens que se déroula ma première séance d’apprentissage, au stade de football. Au bout de quelques minutes, un léger déséquilibre, je suis à terre, la jambe en feu, le moteur en surchauffe me brule. J’arrive à m’extirper de là mais la foule s’accumule. Des bruits de rires moqueurs par ici, des mots accusateurs par là; ‘eeh, yari azi ngo ni ugusimbirako gusa! umwanya twataye, nagira ni ibindi”… Malgré la douleur, je sais que ce n’est pas fini.
Le lendemain, personne ne revînt, convaincu que j’avais jeté l’éponge. Je me suis entraîné toute la journée et au coucher du soleil, j’avais pris l’habitude. Le surlendemain, j’étais dans la rue, fière de moi et amoureuse de ma moto au plus grand ébahissement du public. Les réactions étaient mitigées mais convergeaient plus ou moins sur le même commentaire ‘ ni ishirasoni wa mugore’. Des femmes venaient même me conseiller d’arrêter, que cela n’était pas digne de moi. Hormis ton père qui m’encourageait, personne ne me comprenait.
Cher fils, je te vois au bord des larmes mais saches que je voyais en cela une victoire personnelle. Casser des codes, je l’avais commencé depuis mon arrivée dans cette petite ville. Les femmes n’osaient pas sortir au bar ou au restaurant entre elles, encore moins avec des hommes ; mais moi je le faisais, les femmes ne payaient pas l’addition en présence de leurs maris, mais moi je le faisais. Les commentaires étaient les mêmes.
Alors, voilà qu’une dizaine d’années plus tard, la même personne sur la même moto reçoit de l’admiration par les mêmes individus qui la dénigraient. Voilà qu’une décennie plus tard les mêmes femmes vont mêmes dans des clubs, organisent des rencontres et font des activités alors crues masculines ou indécentes pour une femme. Il n’en faut pas trop pour changer la donne, parfois il suffit de suivre ce qui est juste et rester ferme pour faire valoir tes droits. La plupart des mauvaises critiques viennent des gens qui aspirent à avoir le même courage.
Yeux pleins de fierté et de compassion, j’écoutais presque religieusement ma mère me raconter une histoire vraie, un modèle de persévérance, une leçon que je garderai toute ma vie.